Michel Bühler, veilleur et prophète…

Michel Bühler interviewé en 2005 pour Itinéraires dans la rubrique  « Prophètes aujourd’hui »

« J’ai envie d’être un veilleur… »

« J’ai dit à l’amandier :
– Frère parle-moi de Dieu.
Et l’amandier a fleuri »
(N. Kazantzaki)

Michel Bühler rentre d’un voyage de plusieurs semaines  en Inde. La gentillesse et l’accueil des gens l’ont frappé. Il garde précieusement en mémoire leur sourire. Et affirme, étonné, ne s’être jamais senti en insécurité lors de son séjour.

Pays promis à un bel avenir  aux dires des ultra-libéraux (comme il les nomme), Michel Buhler a reçu la confirmation que l’effet de ruissellement qui doit permettre aux pauvres et à la classe moyenne de bénéficier de l’enrichissement indécent de quelques privilégiés ne se réalise pas :

« Les super riches gardent leur argent et exploitent encore plus les pauvres. Dans les bidonvilles il y a des gens qui vivent sur des tas d’ordures. C’est l’horreur. C’est pour ça qu’actuellement je suis toujours en colère : parce que les biens de la planète sont confisqués au profit de quelques-uns et que les autres peuvent crever ».

Michel, tu as beaucoup voyagé ces dernières années : Amérique du Sud, Afrique, Asie… Quel regard portes-tu sur le monde en ce début de 3e millénaire ? Quels sont les grands  défis qui nous attendent pour ce siècle ?

Si je fais le bilan de ce que j’ai vu dans ma vie – j’ai 59 ans – une chose positive, c’est qu’il n’y a pas eu de nouvelle guerre mondiale. Mais à part ça, malgré tout ce qu’on avait dans les mains, ma génération s’est plantée complètement. Ces dernières années, on s’aperçoit que les pauvres deviennent de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Tout ce qui avait été patiemment construit pour mieux vivre ensemble, comme les assurances sociales, une plus grande égalité, un Etat au service de tous, toutes ces choses-là se dégradent petit à petit. Si on parle du tiers-monde, c’est un fiasco complet : l’Afrique, par exemple, va moins bien maintenant qu’il y a 20 ou 25 ans. Il y a peut-être des gens qui vivent mieux mais globalement, au niveau de la planète, il faut le reconnaître et le dire : on vit moins bien maintenant qu’il y a 25 ans. A partir de là on pourra bâtir quelque chose. Mais on est submergé par une propagande insidieuse qui ne cesse de nous dire que tout va bien puisqu’on a des ordinateurs, Internet (outils que j’utilise aussi), des téléphones portables et la TV. Donc tout va bien, continuons comme ça. Moi je dis : arrêtons de dire des conneries ! Non, tout ne va pas bien. Dans le pays soi-disant le plus avancé du monde, les USA, le nombre des pauvres augmente, les assurances sociales deviennent inexistantes. Les pauvres peuvent crever dans le monde dans lequel on vit maintenant. S’il devait y avoir de nouveaux prophètes, ce sont personnes qui devraient d’abord dire : « Non, cette société n’est pas bonne, il faut la changer. Il faut aller vers plus de solidarité, vers plus de bonté entre les gens et plus d’égalité ». Je crois qu’il y a deux attitudes possibles pour ceux qui se soucient de la marche du monde. La première, c’est de dire qu’il faut continuer comme ça. Je pense que le monde est le résultat de la volonté des hommes et qu’on peut le changer. Nous sommes placés devant un choix. Dire oui, continuons ainsi : mais dans quel état sera la planète dans 5o ans ? Ou  alors dire non, arrêtons-nous, réfléchissons et allons dans une autre direction.

Michel Buhler porte-parole des gens modestes de sa région (« Parole volée »), de son pays,  Michel Buhler porte-parole des sans-voix du monde entier : comment s’est fait pour toi le passage du local  à l’universel  ?

Quand les usines « Hermès Précisa » ont fermé dans le Nord-Vaudois, c’était déjà la mondialisation. L’entreprise a été rachetée par « Olivetti » qui a ensuite délocalisé pour augmenter ses profits, sans faire de cas de la vie de ouvriers. Ce qui s’est passé à Sainte-Croix est lié à ce qui se vivait dans le monde. C’est donc tout à fait logique de se préoccuper du monde et de se préoccuper des choses locales. Et à cette époque j’étais déjà attentif à ce qui se passait ailleurs.

Cela fait maintenant près de 40 ans que tu dénonces les injustices.  N’as-tu pas l’impression de dire toujours les mêmes choses ? La parole a-t-elle un pouvoir ?

Je ne sais pas… Je sais qu’une parole peut faire changer le monde à certains moments de l’histoire. Je reviens de l’Inde. Je pense à Gandhi : ce n’est pas par la violence qu’il a libéré son pays, c’est par sa parole. Je pense à Jésus, c’est par la parole qu’il a changé le monde.

En ce qui concerne la force de ma parole…je ne pense pas que j’ai eu une importance extraordinaire dans la marche du pays ou du monde. Mais je sais qu’à mon petit niveau, parfois, j’apporte un peu de bonheur et d’espoir aux gens. A la fin de chaque concert des gens viennent me voir et me disent s’être sentis moins seuls, qu’ils avaient pris conscience qu’il y avait d’autres personnes qui pensaient aussi que le monde pourrait aller mieux. Plutôt qu’un prophète, j’ai envie d’être un veilleur, quelqu’un qui tient sa petite lumière et qui dit : « Les temps sont peut-être sombres actuellement. Mais il y a des lumières par-ci, par-là. Il faut garder l’espoir ».

Pourtant au début de « Lettre à Menétrey » (2), il y a  un passage très émouvant où tu parles de ta rencontre avec Angel Parra, chanteur chilien arrêté sous Pinochet. Vous évoquez ensemble Victor  Jara, chanteur lui aussi, assassiné par la police de cette époque. Un chanteur peut donc représenter une menace pour le pouvoir, mettre en route un peuple… ?

Dans ces pays les chanteurs ont plus d’importance. Mais je pense qu’une chanson, à elle seule, ne peut pas changer le monde. Elle accompagne un mouvement. Elle est comparable à une bougie allumée ou à un drapeau. Mais ce n’est pas la chanson qui va entraîner les gens ou faire changer les choses. Ces chanteurs chiliens étaient dans un mouvement social qui suivait Allende et ils n’étaient que les porte-paroles ou les porte-drapeaux d’un mouvement qui existait déjà. Un autre exemple au Canada : Vignault a été un phare quand il chantait « Mon pays, ce n’est pas un pays… » mais ce n’est pas lui qui a créé le mouvement québécquois. Actuellement, en Suisse, il n’y a pas de mouvement qui se mobilise contre le démantèlement de l’Etat. S’il n’y a pas de mouvement, il n’y a pas de porte-parole.

Pour en revenir à l’aspect répétitif de mon discours, c’est vrai. Mais le monde n’a pas changé. Ou alors, il est en train de changer dans le mauvais sens. Alors je persiste. Si le monde s’était amélioré, je m’en serais réjoui, je n’aurais plus chanté que les fleurs …

Pour augmenter l’impact du message d’une chanson, le danger n’existe-t-il pas de simplifier l’analyse : d’un côté les méchants riches, de l’autre les gentils pauvres ?

Effectivement, c’est une simplification. Dans la vie, on ne peut pas faire de catégories aussi nettes  que tu viens de le dire. Il y a des riches qui sont des personnes admirables et des pauvres qui sont des crapules. En fait, il faut dénoncer surtout des gens avides: avides d’argent ou avides de pouvoir plutôt que les riches.

Une chanson, et c’est quand même l’essentiel de mon boulot, c’est forcément simplificateur. Tu as  environ trois minutes, pour raconter une histoire ou émettre une idée. Une chanson c’est comme une parabole. Les gens comprennent ce qu’ils peuvent.

Maintenant, le fait d’attaquer les riches et d’être du côté des pauvres… Jésus disait qu’il était plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume ! C’est lui qui a commencé. Moi, je ne fais que continuer. Et très souvent, j’ai l’impression que les riches oublient les paroles de Jésus.

« Défenseur des pauvres », « solidarité avec les sans-voix », « diatribes contre les riches et les puissants », « revendications sociales et politiques »… Ces caractéristiques, correspondant au profil de certains prophètes de l’Ancien Testament (1) sont parmi celles qu’on pourrait t’attribuer . Michel, te perçois-tu comme un prophète ?

Je ne me considère pas comme un prophète car, pour moi, un prophète c’est quelqu’un qui sacrifie sa vie pour vivre complètement ses idées. Je n’en suis pas là. J’ai mes idées que j’essaie de transmettre par des chansons et des livres mais, tu peux le constater, je ne vis pas dans une caverne ou dans un tonneau. L’homme que je suis ne correspond pas forcément  à mon image publique. J’ai aussi mes faiblesses, des moments de doute. Je ne suis pas quelqu’un de parfait. Un prophète, c’est quelqu’un d’extraordinaire.

Cela dit, j’ai toujours essayé par mes écrits de changer le monde. Modestement. Pas en donnant des solutions mais en montrant les choses. Dans la chanson  « Les immigrés », je parle des gens assis sur leur valise à la gare de Lausanne et rappelle que ce n’est pas par plaisir qu’ils voyagent. Je ne dis pas qu’il faut être gentil avec les immigrés… Mon boulot, c’est de montrer les choses. Je pense que les gens sont suffisamment intelligents et sensibles pour en tirer  eux-mêmes, après l’avoir entendues, les conclusions, inventer des solutions.

Nikos Kazantzaki dit à un moment donné : « Vivre pour l’arbre, c’est prendre de la boue et en pétrir des fleurs ». Je trouve ça extraordinaire. C’est  ce que j’essaie de faire.

Dans un monde saturé de bruit , faut-il encore rajouter le bruit d’une parole ? La méditation ou l’action ne serait-elle pas plus appropriée ?

Tout dépend des caractères ou des talents qu’on a reçus. Il y a des gens qui se réalisent dans l’action, qui vont sur le terrain, qui travaillent avec leurs mains. Je pense à « Médecins du Monde » ou à des organisations semblables. J’en ai rencontrés en Haïti ou en Afrique. Moi je n’ai pas ce talent-là ou je suis trop paresseux. J’ai peut-être un petit peu le talent de la parole.

La méditation… je réfléchis -mais est-ce que je médite ?- et j’aime bien communiquer le fruit de ma réflexion. Cette communication est une dimension importante pour moi. Dans la méditation on ne communique pas.

Quant au bruit d’une parole, ce que je fais, ce qu’Itinéraires essaie de faire, c’est d’offrir une « musique » différente. Elle est importante cette autre musique. Dans mon métier, je n’ai pas envie d’écraser les gens, de les placer sous la dictature des décibels. Je préfère avoir une sono discrète, chanter doucement et que les gens écoutent.

Michel Buhler laisse éclater sa tendresse dans de nombreux portraits et pourtant cette tendresse est parfois, elle aussi colorée de révolte. Dans « Nanou » (3), tu chantes :

« (…) moi j’dis qu’ s’il existe un bon Dieu,
i’pourrait se r’muer eu peu,
juste un geste, ça lui coût’rait rien »…

Il y a en moi une culture chrétienne. Et j’ai été profondément chrétien jusqu’à 19-20 ans. Je ne sais pas si Dieu existe. J’aimerais bien. Mais s’Il existe, je ne comprends pas. Je ne suis pas d’accord avec Lui. C’est pour ça que la foi m’a quitté. Je ne comprends pas la misère. Je ne comprends pas la guerre, la maladie, la souffrance…

…Et si tout cela c’était la boue qui permet à l’arbre que nous sommes de pétrir des fleurs ?

Peut-être…

 

Un mot pour conclure ?

Je suis allé chanter à Fribourg pour des réfugiés cachés dans une église. Il y avait dans l’assemblée quelques sœurs catholiques et à la fin du concert, l’une d’elles m’a dit : « Vous êtes l’homme le plus chrétien que j’ai rencontré ». C’est, pour moi, un beau compliment.

 

(1) Keller, C.-A. (1989), Tu m’as fait prophète. Le ministère prophétique dans l’Ancien Testament, publié aux Editions du Moulin à Aubonne. (Nous tenons à signaler à nos lecteurs qui ne connaîtraient pas les Editions du Moulin la qualité de ses publications).

(2) Buhler, M. (2003), Lettre à Menétrey, Bernard Campiche Editeur, Orbe

(3) Chanson tirée du CD « Jusqu’à quand ? », 1997