Être juif ? Savez-vous ce que c’est d’être juif ? Errer d’âge en âge, entre les vivants et les morts, entre la vie et la mort, entre la langue que l’on écrit et celle que l’on parle… et le yiddish, entre la terre que l’on foule et la terre promise, entre Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Claude et François, Binjamin et Benny. Oy Vae – quel pétrin ! proféré en yiddish entre rire et sanglot – n’est-il pas l’anagramme de Yeova ?
Comme si Albert Cohen avait tendu la main et que Delphine Horvilleur l’avait saisie, l’avait entraînée dans une nouvelle geste. Curieuse femme ! Mannequin puis rabbin, mère et auteur, amie du raout, l’une des dix intellectuelles françaises qui comptent, star un jour et le lendemain penchée sur la Torah. Le surlendemain éplorée, horrifiée, éviscérée par le pogrom du 7 octobre 2023.
Être juif ! Vivre des temps légers où l’on oublierait que rôde la peste brune et ses inéradicables commensaux. Puis choir hagard en un temps brusque où l’on a peur pour les siens, où l’on repère « jus » ou « suif » du premier coup d’œil dans le journal, où les aïeux morts aux camps viennent parler aux vivants en sursis.
Être juif, c’est entrer en dialogue avec tout cela : la peur, les mots et les morts, la culture hébraïque comme une matrice partout perceptible, l’actualité brûlante de la terre sainte et sanglante, la voix imperceptible du Messie.
Comme Cohen, Delphine Horvilleur lève une cohorte de visages juifs qui se font nos semblables en douleur, elle prête l’oreille à leurs voix et nous les fait entendre, elle forge envers et contre tout une conversation. Être juif, c’est converser, c’est tendre la main, c’est croire que le Messie se trouve entre deux poètes : Mahmoud Darwich, le Palestinien et l’Israëlien Yehuda Amishaï.
Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre, Paris, Grasset 2024
Jean-Daniel Rousseil