Deborah, la jeune fleuriste: un conte de Noël

 

Était-ce parce que son nom signifie « abeille » que Deborah aimait les fleurs ? Car elle les aimait tant ! Sitôt qu’elle voyait éclore la moindre corolle, elle courait vers elle, la butinait du regard, remplissait ses narines de son parfum. Depuis qu’elle était toute petite, elle gambadait dans les prairies, dans les vergers, dans les jardins. Rien ne l’arrêtait ! Ni ses parents qui lui faisaient des remontrances, ni ses amies qui riaient d’elle, ni même le voisin grincheux qui la chassait de ses plates-bandes. Pour Deborah, le printemps était une renaissance, l’été une symphonie, l’automne une joie profonde.

Mais l’hiver finissait toujours par arriver et même s’il faisait doux, si le ciel était bleu, tout était bien terne. Les bords du chemin, les champs, les enclos, tout avait la même couleur de terre : gris-jaune, jaune-gris, vert-noir sous le grand figuier à cause des feuilles qui pourrissaient lentement. Deborah était triste, traînait autour du village, finissait par jouer avec les autres enfants à des jeux qui ne l’intéressaient pas.

Pour vous dire, elle se souvenait à peine du nom de ses amies, alors qu’elle connaissait celui de la moindre fleur : jasmin, mimosa, pâquerette, marguerite, myosotis, tulipe et rose, et toutes les fleurs des vergers : mousse rose des pêchers, des pruniers, des pommiers, tendre et tiède neige des aubépines, des cerisiers, fuseaux du magnolia. Déborah se répétait ces noms merveilleux pour s’encourager quand le soleil ne se montrait pas. Elle en faisait une couronne de mots et la chantait très haut de sa voix d’enfant.

L’hiver, c’était aussi difficile pour ses parents car ils étaient très pauvres et devaient compter le grain qu’ils écrasaient pour cuire un peu de pain. Dans le potager du voisin, il y avait des choux qui mettaient l’eau à la bouche. On devait souvent s’endormir en avalant trois fois sa salive pour tromper la faim. Et ce soir-là, Deborah n’y arrivait pas. Peut-être aussi parce que la nuit était plus claire que d’ordinaire.

Elle sauta de sa couche, enfila sa robe en frissonnant et pensa trouver ses parents dans la pièce voisine. Mais ils n’étaient pas là. Par économie, ils avaient même soufflé la lampe à huile. Deborah sortit dans la rue pour essayer de les trouver. Elle connaissait la ville par cœur et la sillonna sans oublier la moindre ruelle jusqu’à ce qu’elle se trouve hors des murs dans la campagne, du côté où le jour se lève.

C’est alors qu’elle aperçut une sorte de clarté au bord de la route. Elle s’approcha et vit que des iris avaient fleuri. En plein hiver et en pleine nuit ! Ma parole ! Deborah en tremblait de bonheur ! Les iris formaient comme une longue traîne de lumière qui suivait le chemin et l’attirait de façon irrésistible. Elle se mit à les suivre en marchant, puis elle força le pas et on la vit finalement courir à grandes enjambées au beau milieu de la nuit.

Elle était pourtant à peine essoufflée lorsqu’elle parvint à l’autre porte de la bourgade qu’elle franchit sans hésiter. Là les fleurs avaient rejailli des vasques de terre, ou encore des trous que le mouvement des pierres avait laissés dans les façades. Il lui sembla que les iris étaient tout autour d’elle. Et elle nageait, légère, joyeuse, dans une grande rivière de parfum.

Elle cueillit les plus beaux, les plus frais, les plus vivants et machinalement les tressa avec des brins d’herbe en une petite couronne, puis doubla cette couronne, de telle sorte qu’on l’aurait cru faite d’or ciselé. Mais elle était trop petite pour elle et elle la porta comme un grand bracelet à son poignet.

Elle avait avancé sans y penser et se trouva devant une porte entrebâillée qui laissait voir une lanterne allumée. Écoutez-moi bien : toute la maison, oui, toute la maison était recouverte de fleurs ! Des iris, bien sûr mais aussi toutes les fleurs qui poussent pendant une année entière. Deborah n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Elle en avait le souffle coupé et des larmes de joie s’écoulaient de ses yeux.

Elle passa la porte et vit d’abord ses parents qui se tenaient agenouillés avec des bergers. Puis elle vit un homme, le bras passé sur l’encolure de son âne comme pour se soutenir car il avait l’air très fatigué. Enfin, dans la paille – parce que c’était une étable – une jeune femme qui tenait dans ses bras un nouveau-né.

Deborah se souvint du flot de fleurs, de la grande vague de pétales, du torrent de parfums qui l’avaient amenée là et elle réalisa que dans la douceur de cet enfant, ce petit Emmanuel il y avait encore plus merveilleux, plus miraculeux, plus inespéré que toutes les fleurs du monde. Ou mieux ! il y avait dans cet enfant tout ce que le monde espérait en chaque temps, en chaque saison, du plus profond de lui !

Alors, elle se saisit de sa petite couronne et alla la déposer sur le front du bébé. Elle plaça encore une iris dans les cheveux de la jeune maman. Le papa lui caressa la tête comme pour la remercier.

Puis Deborah grimpa sur les genoux de sa mère qui lui souffla à l’oreille : « Oh Deborah, ma petite abeille, les mots nous manquaient et c’est toi qui as su dire ce dont notre cœur débordait ! »

 

Jean-Daniel Rousseil