C’est un matin d’hiver, la route du travail est bien la même que la veille, les filles sont à l’école, cette femme qu’il aime est à ses visites. La journée roule, il longe le lac, s’en éloigne, traverse les villages, s’engage sur cette voie secondaire qui traverse la forêt. Il se prend à songer que le monde est tout entier dans son pare-brise. C’est un matin d’hiver, la voiture glisse soudain, se retourne plusieurs fois, chaos de ferraille, les vitres éclatent. Des milliers de morceaux de verre s’éparpillent autour de lui, en lui. Gueule fracassée, tête intacte, vie sur l’arête de la vie. La voiture s’immobilise mais oscille encore, oscille et grince, grince comme si elle articulait ou désarticulait quelque discours inouï.
Temps suspendu, temps dilaté, toute chronologie se rature en une fraction de seconde qui ressemble à l’éternité. La bise ironique lui sert de souffle. C’est ce qu’on dit après. Et alors, tant qu’à le dire, Marc Kiener, dans Rup//ure, se procure la liberté d’étirer l’instant, de se réapproprier le fil des millièmes de seconde, de faire effraction dans l’indicible pour y loger des mots, des signes. Vivre tient à cela : être contre toute attente, la demeure d’un récit : borborygme du moribond ou exultation du rescapé, une syntaxe toujours à réinventer.
C’était ce fameux matin d’hiver (saison de l’art serein ?) que nous connaissons tous et qui nous étonne, nous surprend, nous abasourdit. Tout est givre et tout est vrai. Tout est givre et voici qu’un pouls bat encore. Bien sûr, c’est tellement mieux pour lui, pour les filles à l’école et pour cette femme aimée. Mais c’est aussi bien pour la poésie.
Jean-Daniel Rousseil
Rup//ure, Marc Kiener, Éditions des Sables