Itinéraires, une goutte d’eau dans l’océan œcuménique

Evoquer la genèse d’Itinéraires d’un point de vue œcuménique, je le ferai en tant que témoin de ce qui s’est passé en 1992 ; en tant que l’un des 1200 auteurs invités (une goutte dans l’océan rédactionnel en somme) ; et en tant qu’homme d’Eglise engagé dès la fin des années 80 dans divers lieux œcuméniques nationaux et internationaux, sans oublier ce laboratoire œcuménique qu’est un couple mixte…

Bref, vous l’aurez compris, je suis ici, comme d’autres, un oecoconvaincu. Quant aux oecosceptiques, ils sont priés de ne pas retourner la formule : « Itinéraires, une goutte d’eau dans l’océan œcuménique » par cette autre formule qui leur brûlerait pourtant la langue : « Itinéraires, une goutte d’eau dans le désert œcuménique »

Et pourtant, je me demande, devant vous, si l’océan et le désert sont vraiment en opposition métaphorique ? Je m’interroge aussi sur la classification entre oecoconvaincus et oecosceptiques. Car enfin, il existe en moi, comme je l’imagine en chacune et en chacun d’entre vous, un oecosceptique.

Lorsque je vais au Groupe des Dombes, il m’arrive, même en ce lieu-phare de l’œcuménisme francophone, -d’osciller entre cette foi en l’Unité, – une foi que rien ni personne ne pourra m’ôter, – et ce désespoir que jamais, jamais on n’y arrivera, n’ayant pas la même définition de l’Unité, n’ayant pas la même appréciation de ce qui est déjà donné et pas encore donné, sur le fameux curseur théologique du « déjà-pas / encore » …

Il est donc permis, et même recommandé, d’accueillir l’oecosceptique en soi, ou autour de soi. Non pas pour tout brouiller, mais pour avancer. Pour avancer avec soi, avec l’autre. Et surtout pour clarifier les choses : de quel œcuménisme suis-je convaincu ? De quel oecuménisme suis-je sceptique ? Et toi, et nous, nous ensemble ?

Tenez, un exemple : la Communauté des Eglises Chrétiennes dans le Canton de Vaud. Après des années véritablement océaniques, depuis l’an 2000,  nous constatons un désert, un grippage de la machine, une usure de la structure. Il faudra ré-inventer. Mais jamais l’on ne dira : je suis contre l’œcuménisme ! On dira plutôt : à quel œcuménisme sommes-nous appelés à contribuer ?

Je me demandais donc si l’océan et le désert étaient vraiment en opposition métaphorique ? Eh bien non. Si l’océan suggère la création, – ce lieu d’où nous venons et où nous retournerons, – cette universalité vivante voulue et habitée par Dieu, le désert suggère l’Exode, donc le cheminement, l’itinéraire en somme.

Itinéraires, avec un S. Celui des fondateurs et fondatrices, qui ont été, d’entrée de jeu, choisis parmi d’autres Eglises, celui des rédacteurs et rédactrices, qui ont été sollicités parmi d’autres Eglises, celui des lecteurs et lectrices qui ne sont pas que réformés ou vaudois.

ItinéraireS au pluriel, avec une goutte déjà multiple dans ses reflets. Que l’on pense ici non seulement à cette biodiversité à la mode dans nos discours d’Eglise, notamment dans l’EERV, mais aussi à cette diversité du petit peuple hébreu sorti d’Egypte pour cheminer dans le désert. La critique biblique nous apprend qu’il n’est pas si un que ça : il est bigarré.

Je me souviendrai toujours de mes premières années de jeune pasteur à Fribourg, où j’ai exercé de 1987 à 2004. Je partais en cette ville très catholique avec la conviction que je ne serais pas mangé par les catholiques (chose à laquelle on m’avait rendu attentif ici). Je me lançais dans un ministère au sein d’une Eglise minoritaire, conscient et de mon identité de réformé et de mon appel à prendre la posture de l’identité chrétienne, plus large que la posture confessionnelle.

Sur la question des niveaux d’identité et de leur hiérarchisation, je vous signale l’excellent livre du Groupe des Dombes « Pour la conversion des Eglises, identité et changement dans la dynamique de communion » paru, le premier janvier 1991. Juste avant Itinéraires. Il faut vraiment croire que c’était dans l’air, et je crois, et je l’espère pour la suite.

Je suis donc assez vieux pour avoir assisté à la genèse d’Itinéraires, et m’en être profondément réjoui de mon petit bureau dans la Basse-Ville de Fribourg. Chic : les Vaudois lancent une revue sur une base délibérément œcuménique ! Il y a aussi ma conseur de la paroisse voisine, une grande sœur en somme, Claire-Lise Corbaz. Et Pierre Maffli, diacre, grâce à qui je suis parti pour ce canton voisin. Nous étions en tous cas trois ! Trois ministres vaudois sur terre fribourgeoise convaincus de cette démarche œcuménique.

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Itinéraires irrigue donc la Romandie de manière œcuménique, et même interreligieuse, depuis maintenant 30 ans. Et cela ne peut que me réjouir, aussi du point de vue de la Conférence des Eglises Romandes. Comme je me suis réjoui de l’ouverture œcuménique prise, en 2004, par le très catholique Echo magazine. Là aussi, toute une identité qui sort de l’identitarisme et fait sa conversion.

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Dans 10 ans, ce seront les 40 ans de la Revue. Quarante ans dans un désert, où l’Esprit Saint nous aura travaillés plus profondément à cette pédagogie œcuménique. Car c’est connu : le désert est un lieu de maturation pour un petit peuple bigarré et ambivalent. Y aura-il une Terre Promise ? L’Unité de l’Eglise n’est-elle pas une utopie ? Quel sera le lieu, dans dix ans, si ce n’est pas une Eglise unie ?

Je n’en sais rien. En revanche, je peux vous parier ceci : ce sera la Romandie… Une Romandie où les Églises dites historiques se seront effondrées de quelques pourcents encore, sur fond d’effondrement général en Occident. Et ce sera le test pour ces Eglises, nos Eglises. Se seront-elles repliées, ou bien ce seront-elles reliées davantage encore sur une feuille de route commune, un Itinéraire assumé ensemble ?

Itinéraires y contribuera certainement. Comme Echo magazine je l’espère aussi. Mais alors il faudra avoir passé le cap d’un « œcuménisme pour l’œcuménisme » à la vision d’un œcuménisme au service de la mission qui nous a été confiée, ici, dans nos cantons.

Nous ne sommes plus trans-missionnaires comme avant : baptêmes, confirmations, mariages et enterrements ne suffisent plus à assurer la transmission.  Le bon vieux dispositif missionnaire ne fonctionne plus. Or nous résistons à être missionnaires comme le seraient les évangéliques, ou plutôt les évangéliques fantasmés.

Et pourtant, sans cette mouvance, nos Eglises historiques, catholiques et réformées, ne sauraient avancer seules. Le temps est venu de ne plus séparer les Eglises historiques de celles qui ne le seraient pas. Car enfin, elles ont une histoire, et une présence : sur Vaud, elles demandent leur reconnaissance ; au niveau suisse, elles sont en Réseau.

L’avenir de l’œcuménisme sera missionnaire ou il ne sera pas. L’avenir de l’œcuménisme sera multilatéral ou alors se repliera dans l’entre-soi. Et là, il faudra bien qu’on se le rappelle lors des 100 ans de la Conférence de Lausanne en 2027… La raison d’être du mouvement œcuménique, en 1927, était déjà missiologique. Puisse Itinéraires contribuer à ce tournant vraiment passionnant.

Allocution de Jean-Baptiste Lipp
Conseiller synodal EERV et président de la Conférence des Eglises romandes
aux 30 ans de la Revue Itinéraires, le 1er octobre 2022 à Crêt-Bérard