Un chant mystique… et mystificateur ?

A paraître dans le N° 118

Nombreux sont ceux qui en ont fait l’expérience : le chant orthodoxe a quelque chose de mystique, « un quelque chose » qui transcende l’auditeur. C’est la même expérience proposée à Nicodème, qui attend chacun au cours de la liturgie chantée : « Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit. » (Jn 3,8). Véritable baptême d’Esprit, la beauté du chant orthodoxe invite à une rencontre décisive avec le Christ et ouvre un espace insoupçonné sur soi et l’éternité.

Mais le chant orthodoxe demeure vulnérable à toutes nos faiblesses. Laisserons-nous les volets de notre âme fermés ? Comment allons-nous accueillir ce chant ? Et surtout qu’allons-nous en faire à l’égard de nos ennemis ? Car s’il invite au chemin vers Dieu, le chant orthodoxe ne peut pas tout. Il ne peut pas pénétrer en tout temps et tout lieu le cœur de pierre que nous possédons tous. Il peut parfois le ramollir ou l’éroder, il peut parfois mener aux larmes du repentir et à la joie de la rencontre. Mais cette espérance est souvent brisée.

En effet, l’actualité se dresse devant nous et nous interpelle vivement. Visiblement, le chant orthodoxe ne suffit pas. Parmi mes amis en orthodoxie, sculptés par le chant orthodoxe et dévoués à cet art, certains osent affirmer des positions militaristes claires et appellent à la bénédiction des chars et des bombes. Et voici que les chœurs et les chantres quittent le service divin pour célébrer les offices de guerre sainte avec les mêmes chants.

Comme souvent avec les choses divines, il suffit d’un rien pour qu’un trésor divin devienne objet démoniaque, que le chant d’union des peuples se mue en litanies de vengeance qui prennent Dieu à témoin pour agresser et tuer le frère, au nom d’un bien supérieur : celui de la nation sacrée. De mystique et enchanteur qu’il était, voici le chant orthodoxe qui se pare de romantisme guerrier et du nationalisme le plus abject, véritable plaie du monde orthodoxe contemporain. Adolescent, je lisais stupéfait et illuminé l’œuvre de Dostoïevsky et voulais croire en la parole du prince Mychkine : « la beauté sauvera le monde ». Or la beauté du chant ne suffit pas, ou plus, ou pas toujours. La beauté est aussi fragile que le Christ mis en croix. Une beauté crucifiée par ceux-là même qui se réclament de Lui et d’un intérêt supérieur : la « nation » comme disait Caïphe (Jn 11, 50).

                                                                                                                                              Yan Greppin

Yan Greppin est professeur de philosophie et de géographie au Lycée Denis-de-Rougemont à Neuchâtel.  Il dirige l’ensemble Yaroslavl spécialisé dans le chant orthodoxe des pays de l’Est.