Supposons que Zénon bande son arc sur la plage et décoche sa fameuse flèche au-dessus des flots en s’écriant : Lorsque la flèche retombera, toute guerre aura cessé !
Pour qui connaît son fameux paradoxe, cette bravade semblera bien indigne de lui. La flèche, dit-il, ne poursuit sa courbe que par mille points où il faut la croire immobile, si brièvement que ce soit. Comment peut-elle donc à la fois voler et demeurer suspendue. Vole-t-elle ? Atteindra-t-elle sa cible ? Retombera-t-elle dans la mer ?
Ainsi en va-t-il de la guerre à nos yeux, faite d’un projet dont l’accomplissement se dérobe et de mille instants atroces, sidérants, suffocants. Chaque tranchée, chaque pont, chaque forteresse pris ou détruits font-ils avancer l’histoire ou la figent-ils dans l’horreur ?
Des guerres passées nous ne connaissons que le flux : des causes aux effets, par les péripéties, les faits d’armes, les points de bascule, la montée et le déclin des belligérants. Et cela parce que nous en connaissons un récit voué à dérouler une chronologie. Un récit ou plusieurs que l’on peut comparer, opposer, combiner.
Des guerres actuelles nous savons désormais le moindre choc, l’inventaire constamment mis à jour des pertes, l’annonce en « temps réel » des assauts. Nous sommes soumis à la loi du feuilleton, à la loi du suspense, à la règle du suspens. Nous aimerions que l’on en finisse parce qu’il nous semble presque plus insupportable d’être spectateur que de se faire réveiller par l’orage des bombardiers.
En nous la guerre a depuis longtemps gagné « de guerre lasse » ! Cela fait-il de nous des couards, des pleutres post-modernes effarouchés par le réveil de la réalité archaïque ? Cela explique-t-il que le Conseil Communal de Saint-Saphorin se « positionne » à une nette et vertueuse majorité contre l’injuste violence à Gaza ou à Karkiv ? Cela montre en tout cas que la guerre fait écran à notre bonheur, après le climat et la lutte contre les primes maladies.
Mais cela devrait aussi nous inciter à nous informer pour résister aux porteurs de slogans, avatars des publicitaires qui parasitent nos… écrans. Et qui sont peut-être à l’origine de notre douloureux ébahissement.
Lire, écouter, comprendre c’est, du moins, faire voler la flèche en nous, dans la durée de nos jours et de notre lutte contre l’inhumain, là où nous pouvons la juguler. Pieds dans le sable, tandis que les vagues lui montent aux chevilles, Zénon ne ferait pas autre chose.
Jean-Daniel Rousseil